Examinons maintenant l'hypothèse Mérenptah.
Reportons-nous dans la seconde moitié de notre XIXe siècle, époque où naquit cette idée. La sacralité du texte biblique avait déjà été largement battue en brèche mais le conditionnement religieux restait néanmoins encore assez marqué. Les historiens de l’Antiquité, avant d’entrer à l’université, avaient tous usé leur fond de culotte sur les bancs de collèges catholiques, considérés comme les plus habilités à dispenser l’enseignement des six années d’humanités gréco-latines préalables à l’étude des civilisations anciennes. Il faut reconnaître aussi que les données bibliques et les données historiques paraissaient s'accorder. Une période de 430 ans après le temps des Hyksôs renvoyait les chercheurs au cœur de la XIXe dynastie. Or dans cette lignée, avait vécu un roi, Ramsès II, dont le règne avait été suffisamment long (67 ans) que pour pouvoir contenir la majeure partie des 80 premières années de la vie de Moïse. D’ailleurs, la Bible ne citait-elle pas le nom de ce roi en mentionnant une « ville de Ramsès » construite par des Hébreux réduits en esclavage ? Certes, il fallait tout de même un peu arranger les chiffres (en supposant que les scribes avaient arrondi) car pour que la mort de Mérenptah coïncidât avec la sortie d’Égypte, il eût fallu que Moïse naquît pendant le règne de Séthi Ier, père de Ramsès, bien que le texte biblique ne mentionnât aucun changement de règne pendant la jeunesse du héros.
Alors, lorsqu’en 1896, Flinders Petrie découvrit une stèle où Mérenptah — justement lui ! — se vantait d’avoir anéanti un peuple dont le nom fut lu Israël, les partisans de l’hypothèse exultèrent. Il faut savoir qu’à l’époque, la dépouille de Mérenptah n’avait été retrouvée ni dans sa tombe de la Vallée des Rois ni dans la cachette royale de Deir el-Bahari, ce qui portait à induire que ce roi était bel et bien mort noyé dans la mer et que son corps avait disparu à jamais. Maints contradicteurs eurent beau faire observer qu'au contraire, cette stèle et sa mention d'un peuple d'Israël errant en Canaan impliquait que Mérenptah n'était pas mort lors de l'Exode, la théorie fit florès. Elle a encore de nombreux partisans, bien que deux ans après la découverte de la stèle de Mérenptah, la momie de ce roi ait été découverte à peu près intacte par Victor Loret dans la cachette de la tombe d’Amenhotep II, en compagnie de huit autres momies royales, et qu'on y ait décelé aucune trace de noyade, quoiqu'en ait écrit le très intégriste Dr Bucaille. On supposa alors que le pharaon avait survécu et que la croyance en sa mort était due à une métaphore du texte biblique prise par la suite pour argent comptant. On pourrait y ajouter que l'on voit mal ce roi opprimer les Hébreux alors que sous son règne, les nomades asiatiques étaient pris en pitié au point qu'on les laissait pénétrer en Égypte afin de les garder en vie, eux et leurs troupeaux. On ne voit pas très bien non plus ce septuagénaire obèse, perclus d’arthrose cervicale et d’artériosclérose des membres inférieurs, s'élancer sur son char à la poursuite d'esclaves en fuite en criant « Sus mes preux ! Mort aux Hébreux ! »
Les hypothèses d'une pénétration pacifique en Égypte d'ancêtres des Hébreux à l'époque des Hyksôs, d'un séjour d'environ un siècle dans l'est du delta du Nil et d'un départ sous Nebpehtiré Ahmès II, dans le cadre de l'expulsion d'une partie de l'arrière-ban des Hyksôs, offrent un bien plus important faisceau de concordances entre logique, état actuel des connaissances et traditions. Elle furent formulées dès l'Antiquité, alors que l'hypothèse d'un exode sous Mérenptah ne se retrouve chez aucun auteur ancien. Enfin, un dernier élément plaidant en faveur de l'exode sous Ahmès II est qu'au cours de la période s’étendant du règne de Thoutmès Ier (1506-1493) jusqu'au milieu de la XXe dynastie (Ramsès IV : 1153-1146), il est quasiment impossible qu'un groupe conséquent de prisonniers ait pu s'enfuir via le Sinaï, fût-ce par le nord ou par le sud. Le cas échéant, il en aurait été fait mention. Et quand bien même cette mention n'aurait pas été retrouvée, des gens du peuple encombrés de femmes, d'enfants, de vieillards, voire d'animaux, n'auraient jamais pu franchir les deux cents de kilomètres de désert aride séparant l'est de l’Égypte de Canaan sans se faire intercepter. Pendant ces trois siècles et demi, le contrôle de l'Égypte sur le Sinaï et Canaan fut total. Il y avait des Égyptiens partout. Comme on l'a souvent fait remarquer, une fuite en Canaan au cours de cette période aurait consisté à s'enfuir d’Égypte pour se réfugier… en Égypte. Par contre, pendant les règnes d'Ahmès II et d'Amenhotep Ier, le pouvoir pharaonique, qui avait d'abord à se relever d'une longue période d'occupation, n’eut guère d’activité soutenue hors de ses frontières.
L'ensemble des conjectures émises jusqu'à présent sur le sujet, y compris celles prônées dans mes différents messages, restent des hypothèses toujours susceptibles d'être ruinées dans l'avenir. Peut-être un document probant sur l'exode des Hébreux — dans un sens ou dans l'autre — sera-t-il un jour exhumé quelque part. Les chances en sont infimes mais il n'est pas saugrenu de l'espérer. Les sites de Thèbes, de Saqqarah, de Memphis, d'Avaris, sans parler de ceux du Proche-Orient, sont loin d'avoir livré tous leurs secrets.
_________________ Roger
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