Plus haut, j’ai rapidement évoqué l’opération menée à Alger par Jérôme Bonaparte. En voici un récit un peu plus long qui montrera qu’outre l’intérêt direct de la démarche relativement à la question des esclaves, ladite expédition offrira l’occasion de monter une belle opération politique.
Le 25 mai 1805, la veille du couronnement de Napoléon roi d’Italie à Milan, le Sénat de la république ligurienne décrétait qu'il serait demandé auprès de l'Empereur la réunion de Gênes à France. Dans les considérants dudit décret la question de la piraterie issue des régences était mise en avant : « Les puissances barbaresques, en désolant le commerce ligurien, rendent presque impraticables toutes nos communications maritimes. » La 4 juin suivant, à Milan, Napoléon, qui avait déjà formulé la même intention avant le vote du décret du 25 mai, répondit logiquement favorablement à la demande qui venait de lui formuler officiellement la députation génoise. Il prononça alors un discours où fut notamment dit : « Je n'ai pas tardé moi-même à me convaincre de l'impossibilité, où vous étiez, seuls, de rien faire, qui fût digne de vos Pères. Tout a changé. Les nouveaux principes de la législation des mers, que les Anglais ont adoptés […] et qui n'est autre chose que le droit d'anéantir à leur volonté le commerce des peuples ; les ravages toujours croissants des Barbaresques ; toutes ces circonstances ne vous offraient qu'un isolement dans votre Indépendance. […] Où il n'existe pas d'indépendance maritime pour un peuple commerçant, naît le besoin de se réunir sous un plus puissant pavillon. Je réaliserai votre vœu; je vous réunirai à mon Grand Peuple. […] Vous vous trouverez [«dans votre union avec mon peuple »] absolument à l'abri de ce honteux esclavage, dont je souffre, malgré moi, l'existence envers les puissance plus faibles, mais dont je saurai toujours garantir mes Sujets. »
La réunion de la république ligurienne à l’Empire impliquait en effet de facto l’application pour ces nouveaux Français, des traités signés entre la France et Tripoli (19 juin 1801), Alger (28 décembre 1801), et Tunis (29 février 1802)
De suite, le ministre de l'Intérieur, Champagny fut envoyé à Gênes afin d'y abolir la constitution de la République ligurienne. A cette occasion, le 9 juin 1805, ce dernier affirma que les navires génois étaient désormais bien à l'abri des attaques barbaresques. En conformité avec la promesse de Milan du 4 juin, Napoléon arriva à Gênes le 30 du même mois. Outre les audiences accordées aux autorités civiles, religieuses, militaires et diplomatiques, l’Empereur inspecta les forts, les chantiers de construction navale, les divers établissements publics de la ville et bien évidemment le port (4 juillet). Il y rencontra son frère Jérôme qui y commandait une petite division navale. Ce dernier, nouvellement promu capitaine de frégate, était à Gênes depuis la mi-mai, et tentait d’y faire oublier sa malheureuse aventure américaine. L’inspection de la division navale de Gêne était d’importance pour Napoléon. D’une part, le blason passablement terni de Jérôme se devait d’être redoré ; si les rapports entre les deux frères étaient à présent bien meilleurs, la colère de l’Empereur n’était en effet pas si lointaine : « Si dans la seule entrevue que je lui accorderai, il se montre peu digne du nom qu'il porte, s'il persiste à vouloir continuer sa liaison [jérôme s’était marié à Elizabeth Patterson, le 24 décembre 1803, à Baltimore], s'il n'est point disposé à laver le déshonneur qu'il a imprimé à mon nom en abandonnant ses drapeaux et son pavillon pour une misérable femme, je l'abandonnerai à jamais. » (Napoléon à Letizia, 22 avril) D’autre part, et surtout, il était temps de faire bénéficier les nouveaux sujets de l’Empire des bienfaits du traité de paix liant le dey d'Alger à la France. La tension fortement abaissée en Méditerranée facilitait d'ailleurs l'opération : Villeneuve et Nelson en chasse étaient alors dans l'Atlantique revenant tous deux vers l'Europe, et l'Empereur n’estimait plus les forces britanniques en Méditerranée qu’à sept vaisseaux : trois entre Gênes et Toulon, trois autres entre Cadix et Carthagène, et un dernier face à Naples.
Des promesses avaient été faites, il fallait les honorer.
Dès le lendemain, avant de reprendre la route de Paris, les ordres fusaient : « Mon Frère, votre division, composée de 3 frégates [la Pomone, l’Uranie et l’Incorruptible] et de 2 bricks [le Cyclope et l’Endymion], doit être approvisionnée d'au moins trois mois de vivres et de trois ou quatre mois d'eau. Vos équipages seront complétés en matelots de Gênes. Il sera mis 50 hommes en sus sur chaque frégate, afin de les rendre susceptibles d'un plus haut degré de résistance. Ces 50 hommes seront fournis par l'infanterie. A cet effet, la compagnie du 102e que vous avez à bord de la Pomone sera portée à 100 hommes. De plus, un maréchal des logis et 15 canonniers de ma Garde tiendront garnison sur la Pomone pendant cette sortie. J'ai ordonné que 100 hommes du 20e de ligne soient mis à votre disposition, pour augmenter la garnison de l'Uranie de 50 hommes et celle de l'Incorruptible de 50 hommes. Vous ferez compléter les batteries des gaillards avec de l'artillerie de bronze qui est à Gênes, et vous augmenterez l'artillerie de vos frégates de plusieurs des caronades de 15 qui se trouvent à l'arsenal de Gênes. Vous enverrez un courrier extraordinaire à Toulon, pour demander qu'on vous envoie des canonniers français pour remplacer les Génois qui sont sur votre division. Ils pourraient vous arriver à temps, parce que les vents peuvent apporter du retard à votre départ. Du moment que votre division sera en état, vous mettrez à la voile. Vous vous présenterez devant Bastia; vous demanderez au général qui y commande 100 bons matelots, ayant au moins six ou sept ans de mer, et vous les répartirez sur votre division. Vous recueillerez tous les renseignements que vous pourrez avoir sur la situation des Anglais aux îles de la Madeleine. Après cela, vous naviguerez en côtoyant la Sardaigne, jusqu'aux trois quarts de la côte, de manière à ne point trop approcher de Cagliari. S'il y avait des corvettes, des bricks ou des transports anglais dans la rade de la Madeleine, vous les enlèveriez. Vous vous rendrez de là devant Alger. Vous ferez remettre la lettre ci-jointe à mon chargé d'affaires, commissaire des relations commerciales, qui se rendra à votre bord. Le but de votre mission est de retirer tous les esclaves génois, italiens et français qui se trouvent dans les bagnes d'Alger. Si, cependant, cela éprouvait plus de difficultés que je ne pense, vous ne resterez pas plus de six jours à Alger, et vous opérerez, selon le temps, votre retour, soit sur Toulon, soit sur Gênes. Vous l'opérerez sur Gênes, si vous ramenez des esclaves génois, et vous les garderez deux jours après votre arrivée, pour les faire débarquer en pompe. A Alger, vous ne débarquerez point, ni pour voir mon commissaire, ni pour voir le Dey, que vous enverrez complimenter. Ce ne serait que dans le cas où le Dey viendrait au bord de la mer que vous pourriez vous rendre auprès de lui dans votre canot. »
Jérôme, souffrant de difficultés pour compléter ses équipages, n'appareilla que 7 août. Un fort coup de vent le força cependant à relâcher à Toulon quatre jours plus tard. Il fit à cette occasion le rapport suivant à Decrès : « J'ai l'honneur de vous informer, Monsieur le Ministre, de ma relâche à Toulon, où je suis entré ce matin. J'ai appareillé de Gênes dans la nuit du [7 au 8 août], dans l'intention de suivre directement les instructions que Sa Majesté Impériale et Royale avait bien voulu me laisser en partant. J'ai eu calme et de petits vents jusqu'au [10 août]. Étant près des îles d'Hyères, j'ai éprouvé un coup de vent d'ouest qui a occasionné des avaries à ma division. La Pomone a eu la vergue du petit hunier cassée; l'Incorruptible et l'Uranie, ainsi que le Cyclope, celles de leurs grands huniers aussi cassées. J'avais eu auparavant mon bout-dehors de beaupré emporté. La division n'ayant pas de ces objets de rechange et sentant la nécessité d'y remédier promptement, j'ai été mouiller aux îles d'Hyères dans la soirée, et ce matin le temps s'étant remis au beau, je suis venu au mouillage que j'occupe maintenant. Cette sortie a complètement confirmé, Monsieur le Ministre, l'opinion que je m'étais formée de mon équipage. Il est presque tout composé de Génois, comme j'ai eu l'honneur d'en prévenir Votre Excellence. Ces gens, n'entendant pas le français, ne peuvent exécuter promptement les manœuvres et ne sont pas d'ailleurs accoutumés au service des bâtiments de guerre. Quant à la frégate la Pomone, elle ne marche pas du tout, et pour en donner une idée à Votre Excellence, il me suffira de lui dire que le Muiron a sur elle beaucoup d'avantage. Je ne m'arrêterai ici que quarante-huit heures, pendant lesquelles je prendrai tout ce qui m'est nécessaire. Aussitôt mon arrivée, l'Incorruptible et l'Uranie ont eu le long de leur bord les caronades que Sa Majesté avait ordonné de tenir prêtes pour elles. Cette dernière a été jugée trop faible pour en porter plus de deux. Je fais compléter à toute ma division trois mois de vivres, afin de ne pas être obligé de m'arrêter encore ici à mon retour et suivre ma destination pour Gênes, suivant l'intention de Sa Majesté. Je refais entièrement mon arrimage. Les bricks l'Endymion et le Cyclope étant mauvais marcheurs, j'ai fait à M. le préfet maritime la demande du brick l'Abeille pour faire partie de la division et éclairer sa marche. Ce bâtiment n'ayant point reçu de Votre Excellence une destination particulière, j'ai pensé que ma demande obtiendrait son approbation. J'aurais désiré avoir aussi avec moi la frégate le Muiron, qui est parfaitement armée et installée; mais le préfet n'a pas voulu prendre sur lui de la laisser sortir de Toulon. Le vaisseau le Borée n'est pas encore prêt; mais il peut l'être dans vingt jours. »
Jérôme appareilla le 14 août et parvint à Alger le 18. Le 31 du même mois, il était de retour à Gênes et rendait compte de sa mission en ces termes : « J'ai l'honneur d'annoncer à Votre Excellence [Decrès] que la mission dont Sa Majesté avait bien voulu me charger a été heureusement remplie. La division sous mes ordres vient de mouiller dans le port de Gênes, ayant à bord deux cent trente et un esclaves, tous bien portants, ainsi que les équipages. Dans deux jours je les débarquerai, conformément aux instructions que je tiens de Sa Majesté. La ville d'Alger et les lieux circonvoisins jouissaient, à l'époque de mon départ, d'une parfaite salubrité, comme le constate la déclaration que m'en a faite M. Dubois-Thainville, le chargé d'affaires de l'Empereur. Cette expédition aurait été plus promptement terminée sans les circonstances qui ont nécessité ma relâche à Toulon, et dont j'eus l'honneur de rendre compte à Votre Excellence par ma dépêche du [11 août]. Je n'y ai pas été longtemps retenu, grâce aux soins et à l'activité de M. le préfet maritime. Dans soixante-douze heures, la division fut en état de remettre à la voile et de poursuivre sa destination. J'avais expédié deux jours auparavant la corvette l' Abeille, sous les ordres du capitaine Eydoux, pour prévenir le commissaire-général des relations commerciales à Alger de ma prochaine arrivée et de l'objet de ma mission. Je lui avais en même temps écrit pour l'engager à négocier d'avance la liberté des esclaves et m'éviter, par ce moyen, les difficultés et les lenteurs que j'aurais pu éprouver. J'appareillai de Toulon le [14 août], à dix heures du matin, par une brise très forte de nord-ouest, ayant les huniers aux bas ris. Je dirigeais ma route sur Mahon, où j'espérais rencontrer quelque croiseur ennemi. J'en passai à une lieue, n'ayant vu et visité que des bâtiments neutres et alliés, du nombre desquels se trouvait un Ragusais parti de Gibraltar depuis vingt-deux jours. J'appris du capitaine que le contre-amiral Bickerton avec cinq vaisseaux y était à cette époque occupé à se réparer et à prendre des vivres, et que lord Nelson croisait devant Cadix. Le quatrième jour de mon départ de Toulon, j'étais à Alger. La corvette l'Abeille y était arrivée quarante-huit heures avant moi. M. Dubois-Thainville, aussitôt la réception de ma lettre, avait voulu entamer la négociation dont je l'avais chargé; mais il avait été arrêté par des difficultés qu'il n'était pas en son pouvoir d'aplanir. Le dey était peu disposé à acquiescer aux demandes qui lui étaient faites. Il ne voulait pas comprendre dans le nombre des esclaves que je réclamais ceux qui avaient été pris à Oran et qui, depuis plus de vingt années, étaient au pouvoir de la Régence. Il ajoutait qu'ayant été faits prisonniers en combattant sous le pavillon espagnol, ils ne devaient point participer à la même faveur, et que d'ailleurs il les avait déjà refusés à la France à plusieurs époques. Il ajoutait cependant que pour l'honneur du frère de l'Empereur il consentirait à m'accorder trente de ces esclaves. Je répondis au dey, par l'organe de M. Dubois Thainville qui était venu à bord de la Pomone me rendre compte de ses dispositions, que mon intention n'était pas de remplir à demi la mission que m'avait confiée Sa Majesté; qu'il ne me suffisait pas de trente esclaves qu'il m'offrait, mais que je tenais à avoir tous les Français, Italiens et Liguriens qu'il avait en sa puissance, et que si, dans vingt-quatre heures, ma proposition n'était point agréée, je n'en aurais plus à lui faire et romprais toute négociation. Le lendemain matin j'eus une réponse favorable, et le soir je reçus à bord de la division deux cent trente et un esclaves que le dey me fit délivrer, contre l'usage du pays, après le coucher du soleil. Je remis à la voile dans la même soirée, [20 août]. Le [25 août], étant à douze lieues dans le nord-est de Mahon, j'eus connaissance d'une frégate à neuf milles au vent à moi, le vent soufflant alors de la partie nord-nord-est grand frais; la mer était extrêmement grosse et m'obligeait à avoir tous les ris pris. Dans ces circonstances, je ne pouvais espérer de joindre ce bâtiment, qui tenait le vent à contre-bord. […] Je continuai ma route, et après cinq jours de calme et de petit temps, je suis arrivé dans la rade de Gênes le [31 août], à six heures du matin. »
Les seuls canons des trois frégates de Jérôme n’avaient cependant pas suffit à soumettre le dey, près de 450 000 francs avaient également été versés. Cette rançon fut logiquement tue…
A Gênes, l'heure était à l’annonce du succès de la mission confiée à la division navale de Jérôme. Le jour même de l’arrivée de ce dernier, l’archi-trésorier Lebrun, mandaté à Gênes afin de régler la réunion de l’ancienne république ligurienne à l’Empire, écrivait cette lettre aux préfets et sous-préfets des départements de Gênes, Montenotte et des Apennins : « Le frère de l’Empereur, commandant des forces navales, revient à Gènes, Messieurs, après avoir rempli avec le plus grand succès la mission la plus chère au cœur de Sa Majesté et la plus douce pour le sien. Deux cent trente et un captifs sont délivrés des fers de l'esclavage et rentrent dans leurs foyers. Cet événement doit être célébré dans les trois départements avec la reconnaissance que mérite un si grand bienfait. Vous voudrez bien le faire connaître à tous les arrondissements et à toutes les communes de votre département et ordonner qu'il soit dans toutes l'objet de la réjouissance publique. Vous saisirez cette occasion pour faire sentir à tous les citoyens les avantages d'une union qui les affranchit pour jamais de la crainte de l'esclavage. Vous ferez sentir surtout aux marins tout ce qu'ils doivent à l'Empereur, et combien doit leur être cher désormais un pavillon qui doit être la sauvegarde de leur commerce, de leur honneur et de leur liberté. »
Il en lançait une seconde, cette fois aux évêques liguriens : « L'intention de Sa Majesté est que cet événement soit célébré dans les trois départements avec les sentiments dont elle est pénétrée elle-même : elle le regarde comme un bienfait du ciel, qui a daigné le choisir pour être envers la Ligurie l'instrument de sa bonté. Vous entrerez dans ses vues, Messieurs : en conséquence vous ferez chanter dans votre église cathédrale, et ensuite dans toutes les églises de votre diocèse, un Te Deum en action de grâce de cette faveur signalée. Vous saisirez cette occasion pour faire sentir aux pasteurs et au peuple ce qu'ils doivent de reconnaissance à un souverain occupé tout entier de leurs intérêts et de leur bonheur. »
L’archevêque de Gênes, Joseph Spina, se fit trois jours plus tard le relais zélé de l’Archi-trésorier : «Aux vénérables frères et fils bien-aimés en Jésus-Christ, les pasteurs et le peuple de la ville et du diocèse de Gènes, Salut et bénédiction. Nous vous annonçons, vénérables frères et fils bien-aimés en Jésus-Christ, un événement aussi heureux qu'inattendu. Une foule de nos concitoyens liguriens, de tout âge et de tout sexe, gémissant depuis longues années sous le poids des chaînes barbaresques, et sur les bords inhospitaliers de l'Afrique, par suite des cruautés que la nation musulmane se plaît à exercer contre ceux qui ont arboré l'étendard de la croix de Jésus-Christ, soupirait en vain après le moment où une main bienfaisante, brisant leurs fers, les rendrait enfin à leur patrie, à leurs proches, à leurs temples et à leurs sacrifices. Tel est, nos fils bien-aimés, tel est notre très auguste Empereur, que sa clémence égale toujours sa valeur; et la grandeur de son âme est telle que, chargé par la Providence du soin de nos destinées, il s'occupe uniquement de notre bonheur, et que tournant ses regards sur cette portion malheureuse de ses sujets, il ne voulut confier qu'à son auguste frère l'exécution des mesures qui devaient les rendre à la liberté. Réjouissons-nous, fils bien-aimés, de cet heureux événement, comme il convient à de bons chrétiens, à des sujets fidèles et reconnaissants. Ainsi le peuple hébreu, échappé par un prodige nouveau au glaive des Égyptiens, répétant le cantique de son chef choisi, Cantemus Domino, etc., fit retentir les rivages de la mer Rouge des accents de sa reconnaissance, ainsi que l'intrépide veuve du Manassès, après avoir tranché la tête du général des Assyriens incirconcis, et délivré la ville de Béthulie des maux affreux qui la menaçaient, entonna le cantique Landate Dominum Nostrum, que ses concitoyens répétèrent à l'envi pour célébrer les miséricordes du Seigneur. Nous voyons le zèle de Moïse et la ferveur de Judith imités par le très religieux prince notre auguste Souverain, qui veille sans cesse pour notre félicité ; lui-même nous invite par sa lettre, dont les papiers publics ont déjà annoncé la teneur, à faire célébrer cet heureux événement par des cantiques de louange. Empressons-nous donc, fils bien-aimés, à seconder cette religieuse invitation; courons en foule au temple, et que nos cœurs s'y répandent en cris d'allégresse. En rendant grâce au Seigneur de ce bienfait inespéré, célébrons aussi la miséricorde qui nous a rendus sujets d'un monarque à la fois puissant et généreux; répétons tous : Qu'il vive, qu'il vive toujours, notre auguste Empereur ! Et vous surtout, marins de la Ligurie, qui naguère ne pouviez mettre à la voile, de vos ports, sans ce cruel pressentiment que peut-être vous embrassiez pour la dernière fois une épouse chérie et des enfants en bas-âge, quels transports doivent vous animer maintenant que vous pouvez avec sûreté naviguer sur toutes les mers, certains de rapporter au sein de vos familles les fruits de votre industrie. Redoublez donc de courage ; que la fidélité due à votre Souverain, que votre reconnaissance pour ses bienfaits vous attachent à ses drapeaux, et vous accoutument à combattre, s'il le faut, à vaincre et à illustrer votre nom. Un jour viendra peut-être (et nous ne l'augurons pas en vain), que le jeune héros qui, par son pouvoir, a brisé les chaînes de vos concitoyens, s'élèvera comme un autre Bouillon, à une entreprise plus glorieuse, et que votre nom, ô Liguriens ! sera de nouveau gravé en caractères d'or sur cette tombe qui rendit si célèbre le nom de vos aïeux, et qui, retombée sous la tyrannie musulmane, peut à peine être approchée des dévots pèlerins. Et vous, vénérables frères, destinés comme nous à nourrir du pain de la parole , et à encourager par votre exemple les peuples confiés à votre sollicitude et à la nôtre, ne cessez point de leur inspirer l'obéissance et la fidélité envers le Souverain : faites-leur connaître combien ils doivent déjà à sa bienfaisance; retracez-leur l'exemple des premiers fidèles dont parle Tertullien; faites qu'ils adressent continuellement leurs vœux au ciel, pour que Dieu daigne répandre la plénitude de ses bénédictions sur notre très-glorieux Empereur et Roi Napoléon, sur la très-pieuse Impératrice Joséphine et sur toute la Famille Impériale. Pressez-les de faire hommage à la suprême Majesté, au Roi de tous les rois, des faveurs qu'ils ont déjà reçues; secondez les intentions de notre très-auguste Monarque qui se fait gloire de nous montrer ses sentiments, exprimés si dignement dans cette loi du très-religieux empereur Théodose le Jeune : que chacun se tienne pour assuré de nous avoir rendu les devoirs de sujets dès qu'il a été adorateur du Dieu tout-puissant et imitateur de ses vertus et de ses perfections. A ces causes, dimanche prochain, second dimanche de septembre, jour destiné à célébrer la Nativité de la Mère de Dieu, notre protectrice, dans les églises paroissiales et collégiales de nos villes et diocèse, après la messe solennelle , on chantera l'hymne de saint Ambroise, avec le Tantum ergo, et la bénédiction du Très-Saint-Sacrement. Nous accordons à tous ceux qui y assisteront, et qui prieront pour la prospérité de notre très-auguste Empereur et Roi, et de toute la Famille Impériale, cent jours d'indulgence, lesquels s'étendront à toutes les religieuses, aux personnes cloîtrées, et à tous ceux qui, dans la même intention, adresseront en ce jour à Dieu leurs ferventes prières. La paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit toujours avec vous, vénérables frères et fils bien-aimés; à cette fin, nous vous donnons de tout notre cœur, notre bénédiction pastorale. »
Suite aux quelques jours de quarantaine imposés à la division navale, vinrent les réjouissances. La Gazette de Gênes s’en fit l’écho : « Une si heureuse nouvelle répandit à l'instant la joie la plus vive dans toute la cité, et l'on ne peut exprimer la douce sensation qu'elle a produite dans toutes les classes d'habitants. Nous espérions bien, à la vérité, que, vu notre réunion à la France, les Liguriens détenus chez les Barbaresques seraient un jour rendus à la liberté par la puissante médiation de S. M. l'Empereur et Roi; mais il était impossible de supposer une si prompte et une si heureuse réussite dans une opération qui, en elle-même, n'était pas sans difficulté. […] La fête a été annoncée le matin par des décharges d'artillerie de tous les forts. On fit passer les captifs délivrés sur deux pontons élégamment ornés. La gondole de M. le commandant suivait au milieu, accompagnée des gondoles des capitaines et officiers de la division. Les bâtiments de guerre et marchands, et un nombre extraordinaire de batelets chargés de spectateurs étaient disposés sur deux lignes sur leur passage. Lorsque le cortège s'est mis en mouvement pour s'approcher du pont National, tous les bâtiments le saluèrent de vingt et un coups de canon. Tous les bâtiments étaient depuis le matin pavoisés et avaient toutes leurs bannières déployées. Une heure auparavant, les officiers généraux et supérieurs et toutes les autorités civiles et militaires s'étaient rendues au palais de S. A. S., qui, avec une suite très nombreuse, s'est mise en marche pour rencontrer sur le pont National, M. le commandant Jérôme Bonaparte, et se rendre avec lui à la cathédrale Saint-Laurent. On ne peut imaginer rien de plus touchant que ce spectacle. Les parents des captifs délivrés étaient accourus de tous les points de la Ligurie pour avoir le bonheur de les revoir. Partout on voyait couler des larmes d'attendrissement, et l'on n'entendait que les expressions du sentiment et de la reconnaissance. Les captifs parvenus au temple, se sont prosternés et en ont baisé le seuil. Ce spectacle a redoublé l'attendrissement des spectateurs. Après la cérémonie religieuse, les captifs furent reconduits à la mer, où ils furent réunis à un banquet à bord du vaisseau le Génois. Le même jour, en exécution des ordres bienfaisants de S. M. l'Empereur, on délivra de la Malapaga treize individus qui étaient détenus pour dettes ne s'élevant pas au-dessus de 300 livres, et des galères quarante-trois autres individus qui n'étaient coupables que de simple désertion. S. A. S. Mgr l'archi-trésorier a donné ensuite un repas splendide de cent couverts, et le soir une fête et un bal brillants; la façade extérieure de son palais était illuminée de feux de différentes couleurs, au milieu desquels brillait le chiffre de S. M. l'Empereur et Roi. »
Le Journal de l’Empire du 21 septembre commenta les festivités en ces termes : « Si on excepte les triomphée de l'ancienne Ligurie, aucune des fêtes qui ont eu lieu depuis plusieurs siècles ne peuvent se comparer à celle-ci, tant pour l'importance que pour la nouveauté de l'objet. »
On ne pouvait mieux entamer la réunion de l’ancienne république ligurienne à l’Empire… Le 8 octobre suivant, un senatus-consulte consacra finalement le rattachement de Gênes à la France.
Par l’opération d’Alger, Napoléon faisait d’une pierre deux coups. Ainsi, en plus de montrer concrètement quels bénéfices Gênes pouvait tirer de sa réunion à l’Empire, l’expédition permettait à Jérôme de rentrer en grâce après ses péripéties américaines.
Le 11 septembre, Decrès lui écrivait en effet cette lettre élogieuse : « M. le Commandant, la plus brillante réussite vient de couronner la mission que S. M. l'Empereur vous avait confiée. Vous portant rapidement de Toulon sur Alger, l'arrivée inattendue de votre division ainsi que la fermeté de vos demandes ont affermi la considération de la Régence pour le pavillon de S. M. Vous avez brisé les fers d'un grand nombre de Liguriens qui, depuis longtemps, souffraient les horreurs de la captivité, et votre retour à Gênes a été marqué par les bénédictions des nouveaux Français. Personne ne pouvait, et à plus de titres que moi, prendre plus de part à des succès aussi flatteurs pour vous, et je m'empresse de joindre mes sincères félicitations à celles qui vous ont été déjà offertes. Toute l'Europe a les yeux sur vous, et particulièrement la France et la marine de S. M. Vous devez à celle-ci de lui donner l'exemple de l'activité et du dévouement à votre métier. Vous le concevez comme moi-même, et ce sera pour moi un devoir agréable à remplir que de faire remarquer à l'Empereur le développement de ces qualités dans toutes les opérations dont vous chargera sa confiance. »
Le 1er novembre, Jérôme (« cet enfant prodigue », pour reprendre une expression de Napoléon alors que son frère venait tout juste de revenir en Europe) était promu capitaine de vaisseau, avec pour mission d’intégrer l’escadre du contre-amiral Willaumez (7 vaisseaux et 2 frégates) chargée d’une longue opération évaluée à quatorze mois dans l’Atlantique, du Cap à Terre Neuve en passant par les Antilles et Sainte-Hélène.
Les problèmes avec Alger ne disparurent cependant pas pour les Génois. Ainsi, le 17 octobre 1807, Champagny écrivait à Dubois-Thainville : « Sa Majesté a vu, Monsieur, avec surprise et mécontentement que le Dey d'Alger continue de s'emparer des bâtiments de Gênes, et de retenir des Génois prisonniers après avoir reconnu comme il l'a fait, que ce pays est réuni à l'Empire Français. Si le Dey persiste dans cette disposition, Sa Majesté vous ordonne de quitter Alger ; la France déclarera la guerre à cette Régence. J'espère encore, Monsieur, que vos représentations pourront amener ce Gouvernement à éviter une rupture; mais si vos conseils sont sans effet, je vous prie de chercher, avant votre départ, de mettre à couvert les personnes, et garantir les propriétés des Français. »
On marchait droit vers une nouvelle crise ; celle de 1808…
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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