Walter Scott dans son ouvrage « Vie de Napoléon Buonaparte, empereur des Français », paru 1827, a rapporté l’abracadabrantesque article du Moniteur que j’ai retranscrit plus haut contant histoire de la visite et du soi-disant discours tenu dans la chambre du roi, au cœur de la pyramide de Khéops : « Buonaparte avait conçu l'étrange idée de persuader aux musulmans qu'il appartenait en quelque sorte à leur religion, étant un envoyé de Dieu venu sur la terre non pour abolir, mais pour confirmer et compléter les doctrines du Koran et la mission de Mahomet. Dans ce dessein, il se servit du langage de l'Orient, d'autant plus aisément que ce langage a de grands rapports, dans son style allégorique et ampoulé, avec le ton naturel de ses propres discours. Le général français n'hésita point à se réunir aux musulmans dans les cérémonies extérieures de leur religion. Afin que ses actions parussent prêter de l'autorité à ses paroles, il célébra la fête du Prophète avec les principaux sheiks, et répéta les prières ordonnées par le Koran. Il affectait aussi le langage d'un inspiré de la foi musulmane. En voici un curieux exemple : en entrant un jour dans la chambre sépulcrale de la pyramide de Cheops, il s'écria : « Gloire à Allah ! Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son prophète.» profession de foi qui est en elle-même une déclaration d'islamisme. »
Bien que Scott ait bien parlé de « prétendu prosélytisme » et de « prétendu attachement à l’islamisme » dans le dessein de « persuader aux musulmans qu'il appartenait en quelque sorte à leur religion », il reçut dès l’année suivante cette réponse de Louis Bonaparte, via son ouvrage « Réponse à Sir Walter Scott, sur son Histoire de Napoléon » : « Il est faux qu'en Egypte [Bonaparte] se soit montré presque persuadé de la vérité de la mission de Mahomet. Il a proclamé que la religion musulmane était celle du pays, et devait être respectée et même protégée. Il se conduisit en Egypte avec une prudence et une politique prescrites autant par l'équité que par le soin de la conservation de l'armée. Sans doute que le mensonge et la fausseté doivent être bannis du langage de la politique véritable; puisque le gouvernement doit être, autant que cela est donné à l'homme, l'image de Dieu sur la terre, son langage ne peut et ne doit être que celui de la raison et de la vérité. Cependant cela n'exclut pas de sa part la faculté de proclamer et de respecter le culte et les opinions religieuses des peuples conquis, et c'est dans ce sens qu'il faut envisager les proclamations de Napoléon adressées aux Musulmans; je les considère comme un manifeste de tolérance de la part de l'armée française envers les peuples conquis d'Orient. On ne serait point entendu de ce peuple, si on ne lui parlait son langage ».
Dans la même veine, en 1829, les Mémoires de Bourrienne ne furent pas en reste : « Walter-Scott en conclut qu'il n'hésita pas à se réunir aux musulmans dans les cérémonies extérieures de leur religion ; il embellit son roman de la ridicule farce de la chambre sépulcrale de la grande pyramide, et des discours, des allocutions qu'on fait tenir au général avec des muphtis et des imans; puis il ajoute que Bonaparte était sur le point d'embrasser l'islamisme. Tout ce que dit Walter Scott sur cet article de religion est le comble de la niaiserie, et ne mérite pas même d'être sérieusement réfuté. Non, Bonaparte n'a jamais été, autrement que par curiosité, dans une mosquée, et ne s'est jamais montré un instant persuadé de la mission de Mahomet; cette absurdité pouvait entrer dans un roman injurieux à la nation française; il faut le rejeter de l'histoire. »
Les Mémoires de Bourrienne poursuivent ainsi : « L'on a publié que, dans ces temps, Bonaparte avait pris part aux cérémonies religieuses des musulmans, et à leur culte extérieur; mais il ne faut pas dire qu'il célébra les fêtes relatives au débordement du Nil et à l'anniversaire du prophète. Les choses se passèrent comme de coutume, les mêmes usages furent suivis; les Turcs invitèrent Bonaparte à y assister, il y fut comme spectateur, et la présence de leur nouveau maître sembla leur faire plaisir. Mais il ne pensa jamais à ordonner aucune solennité ; c'eût été une folie, et il se conforma très sagement aux usages reçus. Il n'a ni appris, ni répété, ni récité aucune prière du Coran, comme tant de personnes l'ont dit. Comment a-t-on eu la pensée de nous le représenter dans certains ouvrages, comme disposé à admettre la doctrine anti-sociale de la fatalité, la licence de la polygamie, et les doctrines absurdes du Coran ? Bonaparte avait bien d'autres choses à faire que de discuter, avec les imans, la théologie des enfants d'Ismaël, et de faire des ablutions. Ces cérémonies, auxquelles la politique lui faisait un devoir d'assister, n'étaient pour lui, comme pour tous ceux qui l'accompagnaient, qu'une nouveauté curieuse et un spectacle oriental. Bonaparte tira constamment parti, avec adresse, de la stupidité musulmane, mais il ne mit pas le pied dans une mosquée, et quoiqu'on ait prétendu, ne s'habilla qu'une fois en musulman, comme on le verra plus tard. Il assista aux fêtes auxquelles les turbans verts l'invitèrent. La tolérance religieuse de Bonaparte était la conséquence naturelle de son esprit philosophique. Sans doute Bonaparte eut, et dut avoir des déférences pour la religion locale ; il devait certainement plus agir en musulman qu'en catholique. Un conquérant habile doit soutenir ses triomphes en protégeant, en vantant, et en élevant même la religion du peuple conquis. Bonaparte, et il m'a souvent parlé dans ce sens, avait pour principe de regarder les religions comme établies par les hommes, mais de les respecter partout, comme un puissant moyen de gouvernement. Toutefois, je ne dirai pas qu'il n'en eût pas changé, si la conquête de l'Orient eût été le prix de ce changement. Tout ce qu'il disait sur Mahomet, sur l'islamisme, sur le Coran, devant les grands du pays, il en riait lui-même; mais il désirait que cela fût répété, et que ses sentences religieuses fussent traduites en vers harmonieux, en belle prose arabe, et lui conciliassent de plus en plus l'esprit des habitants. Les soldats s'amusaient beaucoup de toutes ces farces. Il ne faut que se rappeler l'âge de l'armée, et le temps où elle était née, pour être convaincu qu'il lui était indifférent qu'on lui parlât de chrétiens ou de mahométans, d'évêques ou de muphtis. Le général en chef écrivait à Kléber, en lui confiant le commandement : « Les chrétiens seront toujours nos amis : il faut les empêcher d'être trop insolents, afin que les Turcs n'aient pas contre nous le même fanatisme que contre les chrétiens, ce qui nous les rendrait irréconciliables. » [lettre du 22 août 1799] C'est dans les mêmes principes qu'il écrivait plus tard à Menou (15 mars 1799): « Je vous remercie des honneurs que vous avez rendus à notre prophète. » [non du 13 mars 1799, mais du 26 août 1798] Je dois cependant convenir qu'il eut avec les chefs de la religion musulmane de nombreuses conversations sur ce sujet; mais cela ne fut jamais pris au sérieux; c'était plutôt un amusement. Ces prêtres du Coran, qui probablement eussent été enchantés de nous convertir, nous faisaient, dans la conversation, les plus larges concessions; mais ces pourparlers, bons pour passer le temps, ne furent jamais assez sérieux pour faire soupçonner même qu'ils tireraient à conséquence. Si Bonaparte a parlé en musulman, c'est comme chef militaire et chef politique, dans un pays musulman. Il y allait de ses succès, du salut de son armée, et par conséquent de sa gloire. Dans tous les pays il eût rédigé ses proclamations et prononcé des discours d'après les mêmes principes : dans l'Inde, c'eût été pour Ali, pour le Dalaï-Lama au Thibet, pour Confucius en Chine. »
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
|