Nebuchadnezar a écrit :
Il y a une autre possibilité : le responsable de la production de Y négocie avec ses homologues des usines Y' qui ont peut-être des surplus, en les troquant contre d'autres produits intrants dont il a lui-même des stocks. J'avais lu quelque part que la compétence des directeurs d'usines consistaient justement à savoir négocier dans leur réseau personnel ces échanges de matériaux qui permettaient de réajuster les errements de la planification.
Attention, cette solution ne marche que pour les approvisionnements "matière". Typiquement pour de l'approvisionnement en rouleaux ou plaques de tôles - avec toutes les qualités et épaisseurs possibles - dans des usines de produits manufacturés.
C'est moins évident pour l'approvisionnement en composants, parce que, disons, les composants nécessaires pour une 2CV Citroën ne sont pas les mêmes que pour une 4L Renault. Encore que deux usines automobiles occidentales se fournissent en bougies, alternateurs, allumeurs, pneus, etc... parmi un nombre limité de fabricants.
Mais il est possible que des usines "soeurs" en URSS aient utilisé davantage de composants communs standardisés, issus des mêmes fournisseurs, qu'entre deux concurrents occidentaux, je vais expliquer pourquoi :
Les ingénieurs soviétiques avaient la religion des économies d'échelle. Ils n'avaient pas attendu la guerre pour cela, mais pendant la guerre, ils avaient réussi des miracles en se concentrant, pour simplifier, sur deux, puis trois modèles de chars, et trois modèles d'avions.
Après guerre, le choix a été fait, de façon assez systématique, de spécialiser chaque bassin industriel et même agricole, sur une catégorie de produits. L'idée était de produire en masse, dans une seule région et pour toute l'URSS, le produit, ou la famille de produits, en question. Ce qui permettait à une ou plusieurs usines géantes de faire de la production en très grande série.
Cette politique s'étendait même à l'ensemble du COMECON (les pays de l'est) avec par exemple les usines Bata, en Tchécoslovaquie, en fait un conglomérat d'usines qui fabriquaient une grande partie des chaussures pour ce gigantesque marché.
Récemment, dans la discussion sur Tchernobyl, Dalgonar signalait l'industrialisation de l'Ukraine, entreprise après guerre, qui ciblait la production de camions avec 5 ou 6 marques différentes, pas forcément concurrentes mais plutôt consacrées chacune à un type de véhicule, disons du plus léger au plus lourd, pour simplifier. Si on regroupe dans la même région des sous-traitants proches géographiquement, et fournissant en partie des sous-ensembles ou composants pour camions (radiateurs, durites, alternateurs, amortisseurs, ressorts à lames, pneumatiques, etc...) utilisables par plusieurs usines clientes, on obtient un tissu industriel très cohérent et tourné vers la grande série.
D'où ce que dit Nebuchadnezar de l'importance du relationnel pour pallier ou prévenir des ruptures d'approvisionnement liées à une planification approximative. Soit en se dépannant auprès d'une usine soeur utilisant le même composant (mais ça c'est l'argument alibi qu'on répète toujours et qu'on ne pratique jamais) soit, plus froidement, en obtenant du sous-traitant qu'il traite votre besoin en priorité en shuntant les copains. (Et là on rentre dans toutes les variantes de la "négociation industrielle", allant de la force de conviction aux petits cadeaux qui entretiennent l'amitié, voire à la corruption pure et simple. Osons le dire, des fournisseurs jusqu'aux clients, dans une économie mal gérée et connaissant des pénuries, il faut bien un peu de "lubrifiant", et pour une part il arrive même qu'une usine ne travaille pas que pour le plan. Passons...)
Un autre exemple connu de spécialisation régionale est la mise en culture de l'Azerbaïdjan, couverte de champs de coton (destiné à l'industrie textile) dont l'irrigation massive a provoqué l'assèchement de la mer d'Aral.
Sauf que...
1. Rien ne sert de produire, il faut encore distribuer :
Si ce système de spécialisation par conglomérats régionaux est vraiment très rationnel en terme d'optimisation industrielle, il présente en aval un inconvénient majeur : cette production doit être distribuée sur une zone géographique immense, ce qui suppose un réseau de transport et d'entrepôts de distribution très complexe, avec des arbitrages sur les quantités pour chaque zone de distribution (j'imagine que Moscou est mieux servie que Tbilissi, au hasard) et là on tombe sur un problème logistique global que l'économie administrée est bien incapable de gérer finement, d'où les à-coups et les arrivages aléatoires dans les magasins.
De plus, et là c'est meurtrier, cette spécialisation par régions se heurte au problème n°1 de l'URSS : le transport ! (A savoir l'absence de routes, le fait qu'elles soient impraticables à certaines périodes, le réseau ferré insuffisant, etc...)
Très séduisante sur le papier, cette idée de regrouper les productions pour faire de la grande série n'est pas adaptée au pays et à ses contraintes de transport, ce qui donne l'explication finale des pénuries locales récurrentes, entrecoupées d'arrivages inattendus, qui constituent le quotidien des Soviétiques, dont le métier des ménagères consiste à faire la queue.
2. LA catastrophe : l'éclatement de l'URSS.
En gros, chaque nouvelle nation soudain indépendante se découvre être l'heureuse propriétaire d'une industrie unique (je simplifie, ce n'est pas systématique à ce point) destinée à un immense marché... qui n'existe plus.
Eltsine tentera de recréer ce marché - et un ensemble géopolitique cohérent - en créant la CEI (Communauté des Etats Indépendants) mais il sera difficile de s'y tenir, à cause de la concurrence venue de l'ouest, entre autres.
Une pensée pleine de compassion pour l'Ukraine, que sa volonté d'indépendance par rapport à Moscou amène à vouloir sa propre monnaie, et qui va se retrouver avec ses camions invendables, une monnaie qui ne vaut plus rien, et une agriculture qui s'effondre faute de capitaux à investir dans les terres et les machines agricoles. L'Ukraine, potentiellement une des premières puissances agricoles mondiales (elle y vient doucement) qui va se retrouver en friche et réduite à une économie de subsistance.
Je pense que c'est la république d'URSS qui a trinqué le plus cher à la fin de celle-ci.
J'ai un peu caricaturé (en réalité, aucun conglomérat régional ne couvrait 100% de l'URSS - et à fortiori du Comecon - pour les produits courants, il existait toujours des petites usines dans d'autres régions) mais ce concept de regroupement a bien été appliqué, et il est une des causes de l'effondrement économique qui a accompagné la fin de l'URSS.
(Pour ceux que ça intéresse, il y a une discussion assez récente sur la fin de l'économie soviétique, où nous avions dépassé la limite de 1991 pour décrire les 10 années suivantes, la période Eltsine.)