Blücher avait ordonné de commencer les travaux de destruction dès le 7 juillet. Averti, Talleyrand écrivit au comte de Goltz. Un tel acte violait en effet ouvertement l’article 11 de la capitulation de Paris : « Les propriétés publiques, à l'exception de celles qui ont rapport à la guerre, soit qu'elles appartiennent au gouvernement, soit qu'elles dépendent de l'autorité municipale, seront respectées, et les puissances alliées n'interviendront en aucune manière dans leur gestion. »
Goltz transmit la missive à Blücher qui répondit avec fermeté : « Le pont sera détruit, et je souhaite que M. de Talleyrand vienne s’y installer préalablement. »
Deux jours plus tard, le 9 juillet, afin d'annuler tout objet de grief de la part des Prussiens, l’ordonnance suivante était rédigée : « Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre ; Voulant rendre leurs véritables noms aux anciens édifices publics de notre bonne ville de Paris, et en donner aux nouveaux qui ne rappellent que des époques de réconciliation et de paix, ou leur utilité particulière pour les habitants, Nous ordonnons ce qui suit : Art. 1. Les places, ponts et édifices publics de notre bonne ville de Paris, reprendront les noms qu'ils portaient au 1er janvier 1790, et toute inscription contraire sera effacée. Art. 2. En conséquence, le pont […] qui communique du quai des Bons-Hommes au Champ-de-Mars, prendra le nom de Pont des Invalides. »
Les Français ne furent pas les seuls à oeuvrer à la sauvegarde du poont. Ainsi, de son côté, Wellington tentait lui aussi de raisonner le fougueux feld-maréchal. Dès le 8, il lui avait écrit ces mots : « Il m'est parvenu dans la soirée et pendant la nuit plusieurs rapports, et quelques-uns de la part du gouvernement, relatifs aux travaux entrepris par ordre de Votre Altesse à l'un des ponts sur la Seine, et qu'on suppose que vous avez l'intention de détruire. Cette mesure devant causer certainement du trouble dans la ville, et les souverains, lorsqu'ils sont venus ici la première fois, ayant laissé subsister ces ponts, je prends la liberté de vous demander de différer la destruction de ce pont, au moins jusqu'à leur arrivée, ou, en tous cas, jusqu'à ce que j'aie le plaisir de vous voir demain malin. »
Nouvelle missive le 9 : « La destruction du pont d'Iéna est infiniment désagréable au roi et au peuple, et peut occasionner du trouble dans la ville. Ce n'est pas un acte purement militaire, c'est un acte qui se rattache à l'ensemble de nos opérations et qui a une importance politique. On ne veut détruire ce pont que parce qu'il est regardé comme un monument commémoratif de la bataille d'Iéna, et cela quoique le gouvernement ait consenti à en changer le nom. Si ce pont est un monument public, je vous prie de me permettre de vous faire observer que la destruction immédiate de ce monument est contraire à l'engagement pris envers les commissaires de l'armée française, lors de la négociation qui aboutit à la convention : engagement d'où il résulte que la question des monuments, les musées, etc., etc., serait réservée pour être soumise à la décision des souverains alliés. Tout ce que je vous demande, c'est que l'exécution des ordres donnés pour la destruction du pont soit différée jusqu'à l'arrivée des souverains ici ; alors si l'on convient d'un commun accord que le pont doive être détruit, je n'aurai plus d'objections. […] Depuis que j'ai eu le bonheur d'agir de concert avec Votre Altesse et la brave armée qu'elle commande, toutes les affaires ont été menées d'un commun accord et avec une telle entente qu'on en avait jamais vu de plus complète dans de semblables circonstances. L'intérêt général en a grandement profité. Ce que je demande aujourd'hui, ce n'est pas que vous renonciez à vos desseins, mais c'est que vous différiez d'un jour ou deux au plus, car il ne se passera pas plus de temps avant que les souverains n'arrivent. Ma demande ne peut être regardée comme déraisonnable; elle sera, je pense, accueillie en raison des motifs qui me la font faire. »
Blücher lui répondit en ces termes : « Je ne puis changer ma résolution. La destruction du pont d’Iéna est une affaire nationale. Je m’attirerais les reproches de la nation et de l’armée. »
Malgré les diverses démarches évoquées plus haut et l'ordonnance débaptisant le pont, les choses pressaient. Le 10, trois mines sautèrent mais ne provoquèrent que peu dégâts. Les travaux continuèrent ainsi toute la journée et durant une partie de la nuit. Ce fut finalement l’arrivée des souverains alliés à Paris qui mit fin à la crise. Frédéric-Guillaume donna ses ordres à Blücher et Alexandre l’appuya avec fermeté. Le pont des Invalides était finalement sauvé…
A l'époque, on a prétendu que Louis XVIII avait menacé de se rendre sur le pont afin de le préserver au risque de sauter avec lui. Talleyrand dans ses Mémoires donne cette lettre fort douteuse : « Le Roi Louis XIII au Prince de Talleyrand, J’apprends dans l’instant que les Prussiens ont miné le pont de Iéna, et que vraisemblablement ils veulent le faire sauter cette nuit même. Le duc d’Otrante a dit au général Maison de l’empêcher par tous les moyens qui sont en son pouvoir, mais vous savez bien qu’il n’en a aucun ; faites tout ce qui est en votre pouvoir, soit par vous-même, soit par le duc, soit par lord Castlereagh, etc. Quant à moi, s’il le faut, je me porterai sur le pont ; on me fera sauter si l’on veut. »
Beugnot donne cette version dans ses Mémoires : " Les envoyés explorateurs revinrent en toute hâte annoncer que le pont d'Iéna était bien réellement attaqué par des ouvriers prussiens, qui heureusement s'y prenaient assez mal. Ces messieurs avaient trouvé sur place un officier du génie français qui leur avait dit qu’à la manière dont on s'y prenait, les Prussiens seraient quelque temps à faire sauter le pont, mais que s'il eût été chargé de l'opération, déjà l'affaire serait faite. Quel parti-prendre ? Il fallait se décider vite. La colère spéciale des Prussiens contre ce pont était apparemment excitée par le nom qu'il portait. Il fallait donc changer ce nom sur-le-champ, leur dénoncer ce changement et tâcher de calmer un ressentiment désormais sans objet. Je prends la plume et je rédige une ordonnance dans le préambule de laquelle j'annonce que l'intention du Roi est de rendre leurs véritables noms aux anciens édifices publics de la capitale, et d'en donner aux nouveaux qui ne rappellent que des époques de réconciliation et de paix, ou leur utilité particulière pour la capitale, et généralisant la mesure, je débaptise les ponts de la Concorde, de l’Empire, d'Iéna, d'Austerlitz, auxquels je rends ou je donne les noms de Pont-Royal, de Louis XVI, des Invalides et du Jardin du Roi. Enfin je prescris que les ponts, places et édifices publics de la ville de Paris reprendront les noms qu'ils portaient au 1er janvier 1790, et que toute inscription contraire sera effacée. M. de Talleyrand devait aller à l'instant porter cette ordonnance au Roi. Ce n'était pas le plus difficile; il fallait ensuite la notifier dans des formes convenables au maréchal Blücher, le saisir dans un moment de sang-froid pour obtenir qu'il voulut bien l'exécuter. Le succès de la mission touche de si près à l'honneur national qu'elle n'est peut-être pas au-dessous de M. de Talleyrand lui-même. Le prince sans s'expliquer part pour les Tuileries, d'où il rapporte bientôt l’ordonnance signée; mais il est fort peu disposé à se charger du reste, et me propose d'aller trouver le maréchal Blücher. Je m'en défends, en faisant observer que je suis sans qualité pour remplir semblable office qui se trouve naturellement dévolu au ministre de l'Intérieur ou tout au moins au préfet de la Seine. "Mais, reprend vivement M. de Talleyrand, partez donc ! Tandis que nous perdons le temps en allées et venues, et à disputer sur la compétence, le pont sautera ! Annoncez-vous de la part du Roi de France et comme son ministre; dites les choses les plus fortes sur le chagrin qu'il éprouve. - Voulez-vous que je dise que le Roi va se faire porter de sa personne sur le pont, pour sauter de compagnie si le maréchal ne se rend pas ? -Non, pas précisément : on ne nous croit pas faits pour un tel héroïsme; mais quelque chose de bon et de fort : vous entendez bien, quelque chose de fort." Je cours à l'hôtel du maréchal. Il était absent, mais j'y trouve les officiers de son état-major réunis. Je me fais annoncer de la part du Roi de France et je suis reçu avec une politesse respectueuse; j'explique le sujet de ma mission à celui de ces officiers que je devais supposer le chef de l'état-major. Il me répond par des regrets sur l'absence de M. le maréchal, et s'excuse sur l'impuissance où il est de donner des ordres sans avoir pris les siens. J'insiste, on prend le parti d'aller chercher M. le maréchal qu’on était sûr de trouver dans le lieu confident de ses plus chers plaisirs, au Palais-Royal, n° 113. Il arrive avec sa mauvaise humeur naturelle à laquelle se joignait le chagrin d'avoir été dérangé de sa partie de trente-et-un. Il m'écoute impatiemment, et comme il m'avait fort mal compris, il me répond de telle sorte qu'à mon tour je n'y comprends rien du tout. Le chef d'état-major reprend avec lui la conversation en allemand. Elle dure quelque temps, et j'entendais assez la langue pour m'apercevoir que le maréchal rejetait avec violence les observations fort raisonnables que faisait l'officier. Enfin ce dernier me dit que M. le maréchal n'avait pas donné d'ordre pour la destruction du pont; que je concevais sans peine comment le nom qu'il avait reçu importunait des soldats prussiens; mais que du moment que le Roi de France avait fait lui-même justice de ce nom, il ne doutait pas que les entreprises commencées contre ce pont ne cessassent à l'instant même, et que l'ordre allait en être donné. Je lui demandai la permission d'attendre que l'ordre fût parti pour que j'eusse le droit de rassurer complètement S. M. Il le trouva bon. Le maréchal était retourné bien vite à son cher n° 113; l'ordre partit en effet. Je suivis l'officier jusque sur la place, et quand je vis que les ouvriers avaient cessé et se retiraient avec leurs outils, je vins rendre compte à M. de Talleyrand de cette triste victoire. Cela lui rendit un peu de bonne humeur : "Puisque les choses se sont passées de la sorte, dit le prince, on pourrait tirer parti de votre idée de ce matin, que le Roi avait menacé de se faire porter sur le pont pour sauter de compagnie : il y a la matière à un bon article de journal. Arrangez cela." Je l'arrangeai en effet; l'article parut dans les feuilles du surlendemain. Louis XVIII dut être bien effrayé d'un pareil coup de tête de sa part; mais ensuite il en accepta de bonne grâce la renommée. Je l'ai entendu complimenter de cet admirable trait de courage, et il répondait avec une assurance parfaite."
_________________ " Grâce aux prisonniers. Bonchamps le veut. Bonchamps l'ordonne ! " (d'Autichamp)
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