Pierma a écrit :
Dans les années 80, un copain de fac originaire d'Alsace me disait : "Tu entendrais les anciens discuter en alsacien au troquet du village tu serais épouvanté ! " Par les récits des combats, je pensais, mais il avait en tête les opinions du genre "la France c'est toujours le b...l, alors que l'Allemagne ils restent aussi solides qu'à l'époque nazie".
Je me garderais de faire l’injure à votre copain de fac d’affirmer qu’il racontait n’importe quoi. Il était probablement de bonne foi mais il faut tâcher d’interpréter de tels propos de comptoir.
«
La France, c’est toujours le bordel, alors que l’Allemagne … »
On est plein « french bashing », sport très pratiqué. Quand il s’agit de soutenir l’équipe de France de football on est très cocardier mais lorsqu’on éprouve une insatisfaction quelconque ou que l’on souhaite porter un jugement sur, par exemple, le niveau des impôts, l’état des routes, le taux de délinquance, le taux de chômage, l’inflation, un fait divers qui fait scandale etc, en France, c’est toujours déplorable et c’est bien mieux à l’étranger.
On ne sait pas sur quoi portait ces conversations : sur la puissance économique allemande comparée à l’économie française, sur l’efficacité des administrations allemandes comparées aux administrations françaises, sur le manque de sérieux des Français comparé à la discipline des Allemands ? Quoiqu’il en soit, les habitués des bistrots reprenaient le cliché de la discipline et de la qualité allemande qui manquent aux Français qui sont des rigolos et d’autant plus des rigolos qu’ils habitent plus au sud. Ce cliché est certainement très discutable mais il faut admettre qu’il est largement partagé des deux côtés du Rhin au point que des constructeurs d’automobiles allemands vantent la « Deutsche Qualität » sur des messages publicitaires adressés aux téléspectateurs français.
Bien sûr, la suite de la phrase, «
ils restent aussi solides qu'à l'époque nazie » a de quoi choquer.
Cela me rappelle ce que j’ai entendu dans ma famille : «
Il y avait tout de même de bonnes choses avec Pétain, on faisait du sport ... »
Il ne fallait pas en conclure que, dans ma famille on défendait les idées de Maurras ou de Brasillac. Il faut replacer de tels propos dans leur contexte qui est :
- une famille de la classe moyenne catholique pratiquante,
- un père ancien combattant de la Grande Guerre,
- des enfants très engagés dans le scoutisme.
On peut comprendre qu’abstraction faite de tout ce que le régime de Vichy avait de condamnable, l’idée de Révolution Nationale ait laissé un souvenir plutôt positif dans les mémoires de personnes qui étaient dans la vingtaine en 1945.
Il faut de même remettre dans le contexte du temps l’évocation de la solidité de l’Allemagne à l’époque nazie. Je ne crois qu’il y eût réellement de nostalgie du nazisme. Mais, abstraction faite des horreurs apportées par le nazisme, il est exact que l’économie allemande a connu un développement considérable à l’époque nazie et que l’armée française a été battue à plate couture en six semaines. Il y avait simplement moins de retenue à le rappeler en Alsace que dans la France de l’ « intérieur ». Cela s’explique : les Alsaciens n’avaient pas vécu la même histoire.
A l’ouest des Vosges, ceux qui avaient quarante ans dans les années 1960 avaient recueilli les souvenirs de leurs parents, lesquels avaient connus la Grande Guerre, et de leurs grands-parents nostalgiques de la province perdue qui devra réintégrer un jour la mère patrie.
A l’est, les parents avaient aussi connu la Grande Guerre, mais dans l’autre camp où ils s’étaient comportés en loyaux citoyens allemands.
Duc de Raguse a écrit :
La grande majorité des Alsaciens a conservé une aversion profonde pour les Allemands et le nazisme après 1945."
Pour le nazisme, oui. Pour les Allemands, non. Pour les Français de l’intérieur, les choses étaient simples : l’Allemand, le « Boche » était l’ennemi. Pour les Alsaciens, c’était beaucoup plus compliqué. En 1914, à l’exception d’une petite minorité restée attachée à la France, les Alsaciens, qui étaient en droit citoyens de l’empire allemand et dont la culture était germanique, se sentaient allemands. En 1918 nombre d’entre eux avaient pris en aversion le pouvoir prussien qui avait refusé de donner à leur province les mêmes droits que les différents Etats de l’empire mais ils n’avaient pas pour autant développé une aversion envers l’ensemble de leurs compatriotes non Alsaciens. C’était peut-être le cas d’un petit nombre. Pour la grande majorité, l’indépendance de l’Alsace ou d’une entité rhénane à laquelle l’Alsace aurait été une composante ou l’intégration dans une fédération allemande à égalité de droits avec les autres membres de cette fédération aurait très bien convenu. Le choix ne leur a pas été laissé : l’annexion par la Prusse en 1871 était annulée, l’Alsace redevenait française. Il n’y a qu’une certitude : cette annexion n’a pas soulevé de révolte. On ne peut en déduire que les Alsaciens sont redevenus français dans l’enthousiasme. Enthousiasme pour certains, pour d’autres satisfaction modérée dans l’attente de ce que l’avenir apportera et, pour d’autres encore, prise d’acte avec fatalisme d’un évènement contre lequel il était vain de chercher à s’opposer.
Philippe Husser, un instituteur né en 1862 et mort en 1851, expose dans son journal
(Un Instituteur alsacien. Entre la France et l'Allemagne, journal 1914-1951, 1989) une vision des évènements qui devait être partagée par de nombreux Alsaciens. La défaite allemande l’a profondément attristé. C’est ensuite avec une certaine fatalité qu’il a prit le fait de d’acquérir la nationalité française et de perdre la nationalité allemande. Son journal commence le 2 août 1914, écrit en allemand. A partir du 5 décembre 1918, il use du français. Le 9 décembre 1940 il revient à l’allemand. Le 1er janvier 1941, il note : «
Officiellement nous sommes toujours français ; mais en pratique nous sommes allemands depuis l’armistice et il est probable que nous le resterons. Me voilà donc redevenu allemand. Français de 1862 à 1870, Allemand de 1870 à 1918, Français de 1918 à 1940 et de nouveau Allemand. Ce sera sans doute mon dernier changement de nationalité. » Le 4 juillet 1942 il note : «
En Russie nos troupes continuent leur progression victorieuse. » Le 8 mai 1945 : «
De Gaulle a gagné. L’Allemagne est anéantie. » Il poursuit son journal en français à partir du 10 mai 1945.
Duc de Raguse a écrit :
Posons donc la question aux professeurs d'allemand, qui dans une région comptant pourtant de nombreux "dialectophones", peinent toujours à faire travailler cette langue à leurs élèves."
C’est le constat de 2024. L’anglais est devenue la langue véhiculaire mondiale. C’est la première à connaître. Dans les années 1960 il en était autrement. La langue choisie par la grande majorité des collégiens était l’allemand. Les Dernières Nouvelles d’Alsace étaient tirées en deux éditions, française et allemande. Les feuilles de soin de la Sécurité sociales étaient bilingues. Dans beaucoup de foyers on regardait la télévision allemande de préférence à la télévision française. Dans les vitrines des disquaires figuraient en bonne place les albums de la vedette qu’était alors Heintje, totalement inconnu dans la France de l’intérieur.